Témoignage de Rupert, papa Paratonnerre

Rupert Schiessl

Revivre

Il y a moins d’un an encore, quand nous affrontions les petits soucis dérisoires de la vie quotidienne, nous nous consolions en nous rappelant qu’elles n’avaient guère d’importance tant que nos proches étaient en bonne santé. «Et la santé surtout». Cette bonne vieille phrase…

Quand nous bordions nos enfants pour leur souhaiter une bonne nuit, nous étions bien conscients que d’avoir la simple certitude qu’ils se réveilleraient en bonne santé le lendemain relevait du privilège.

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Février 2017, 3 mois avant le début de la maladie.

Tout cela n’est plus. Les belles heures se sont envolées, et avec elles l’insouciance.

Quand nous sommes montés dans ce fichu TGV entre Bordeaux et Paris le soir du 21 mai, nous ne savions pas que quelques heures plus tard seulement notre vie n’allait plus jamais être la même. Quand la première crise épileptique t’a frappé avec la violence et l’injustice de la foudre qui choisit son arbre au milieu d’une forêt, nous n’étions pas préparés à ce qui allait nous arriver.

Quand nous attendions les résultats des premiers examens à l’hôpital d’Angoulême, point d’étape inattendu dans notre retour de weekend en famille, nous faisions encore de l’humour. Comme d’habitude, tu allais t’en sortir avec une frayeur. Après tout, tu n’étais pas à ton premier transport en camion de pompiers et nous ne t’appelions pas François Perrin pour rien. Et puis, sans toi nous n’aurions jamais eu l’occasion de mettre nos pieds à Angoulême. Bref, tout cela ne pouvait pas être très grave. Les choses graves, ça n’arrive qu’aux autres…

Quand tu as enfin retrouvé tes esprits, en plein milieu de ta première nuit d’hôpital, nous nous sommes dépêchés vers ton lit pour te demander si tu connaissais toujours le nom du Président de la République, cette plaisanterie que nous employions à chaque fois que tu te cognais la tête. Tu nous a répondu en souriant et cité le nom du Premier Ministre en bonus. Nous t’avons serré dans les bras et nous sommes rendormis rassurés. Nous étions loin d’imaginer que nous venions d’entendre les derniers mots que tu allais prononcer pendant de longs mois.

Quand les crises se sont répétées et intensifiées, quand nous avons dû te forcer de subir des ponctions lombaires sous d’insoutenables souffrances faute de pouvoir t’administrer des anesthésiants, quand nous nous sommes retrouvés pour la première fois de notre vie à côté du tube bruyant de l’IRM dans lequel se trouvait notre enfant, quand nous avons lu la stupéfaction dans les visages des médecins visiblement dépassés par les événements, nous avons commencé à comprendre que cette fois-ci c’était du sérieux.

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Quand nous avons été informés qu’il était plus prudent de te plonger dans un coma artificiel pour protéger tes fonctions vitales des attaques qui continuaient de frapper sans cesse ton jeune cerveau et quand nous avons suivi l’ambulance chargée de te transférer au service de réanimation de l’hôpital de Poitiers, la pensée insupportable de te perdre nous a traversé la tête pour la première fois.

Quand ensuite les médecins nous ont annoncé fièrement trois jours plus tard qu’ils avaient enfin réussi à maîtriser l’état de mal épileptique, que nous pouvions te réveiller, nous nous sommes dits que cela avait été long, mais que finalement, une fois de plus, nous allions nous en sortir avec une frayeur.

Quand nous avons observé avec inquiétude le désarroi de l’équipe médicale face à la reprise des crises lors de la phase de réveil, le sol s’est à nouveau dérobé sous nos pieds.

Et puis les mauvaises nouvelles se sont succédées. L’approfondissement du coma, de nouveaux IRM, des EEG alarmantes, un œdeme au cerveau et des médecins démunis. Les jours et les nuits se ressemblaient mais naïvement nous nous forcions à garder le moral.

Quand les indicateurs vitaux ont commencé à s’emballer en fin d’apres-midi du 28 mai et que la chef de service nous a informés que tu n’allais peut-être pas survivre la nuit, nous n’étions pas prêts à l’entendre. Aucun parent ne l’est jamais. Nous nous sommes allongés sur la pelouse devant l’hôpital en regardant le ciel de cette ridiculement belle journée de printemps et avons pleuré pour la première fois. De peur surtout, mais aussi d’impuissance. Et puis, nous sommes remontés dans ra chambre et t’avons tenu la main pendant toute la nuit. Et tes constantes se sont stabilisées.

Quand le 30 mai nous avons quitté Poitiers pour suivre ton transport médicalisé en direction de Paris, nous avons repris espoir, illusion provoquée par le simple fait de quitter le lieu que nous associons désormais à nos heures les plus sombres. C’était sans savoir ce qui nous attendait.

Quand les neurologues de Necker nous ont annoncé le soir de notre arrivée que tu étais certainement atteint d’une forme d’épilepsie encore inconnue, nous avons ressenti un étrange soulagement, déclenché par le simple fait de pouvoir enfin mettre un nom sur ta maladie. Nous ne réalisions pas encore que les raisons de se réjouir étaient, dans le meilleur des cas, peu nombreuses.

Quand par-dessus des centaines de crises épileptiques quotidiennes tu as commencé à enchaîner des poussés de fièvres intenses causées par ton cerveau déjà abîmé, incapable de réguler la température de ton corps, nous avons commencé à apprendre à vivre avec l’insupportable.

Ensuite le temps s’est ralenti. Les heures qui nous paraissaient initialement si longues se sont transformées en jours et les jours sont devenues des semaines. Les semaines se sont écoulées et l’incendie dans ta tête a poursuivi son chemin ravageur. Et nous sommes restés à tes côtés, spectateurs impuissants de ce drame invisible.

Et à chaque fois que nous étions envoyés dans notre chambre pour assurer la discrétion lors du départ du corps d’un enfant décédé sous les hurlements hystériques de ses parents, nous fermions la porte, habités par la réjouissance la plus nauséabonde et malsaine qu’on puisse ressentir, celle d’avoir été épargnés.

Mais comme souvent, en plein milieu de l’abominable et de la mort, il y avait de l’amour, du courage et de l’humanité pour faire ressurgir la vie : nous avons rencontré des hommes et des femmes extraordinaires, dédiés corps et âme à leurs missions, sans compter les heures, le stress, la pression et la fatigue. Des médecins, infirmières et autres bénévoles débordants d’énergie, prêts à mettre leurs soucis personnels en arrière-plan pour aider les autres.

Mais il y avait aussi ta famille, ton parrain et ta marraine, Claire, ta maîtresse d’école, et de nombreux amis, qui, cherchant désespérément comment aider, restaient infatigablement à tes côtés.

Et puis, il y avait les parents de Joyce et de Barack, tes voisins de chambre, échoués comme nous dans ce cauchemar partagé. Parfaits inconnus, ils etaient désormais les seuls au monde à pouvoir comprendre ce que signifiait la vie dans cet enfer.

Quand les crises ont commencé à se stabiliser, quelques jours après ton cinquième anniversaire, nous refusions d’envisager que cela pouvait être dû à l’épuisement inévitable de ton petit corps, trop affaibli pour continuer à supporter toujours plus de médicaments, plus de traitements et plus de souffrance. La maladie t’avait poussé à bout.

Et ainsi, un matin, les crises se sont arrêtées. Et avec elles l’activité restante de ton cerveau.

Quand le 20 juin, le dernier jour de printemps, nous avons été convoqués dans cette petite pièce sans fenêtres, exclusivement réservée à l’annonce de mauvaises nouvelles, pour apprendre que tu étais proche de la mort cérébrale et que l’arrêt des soins était devenu une option envisageable, nous ne mesurions pas les mots qui nous étaient adressés. Sonnés, nous sommes retournés dans ta chambre, devant laquelle le médecin de garde avait déjà installé son bureau. Cette nuit-là, les lumières sont restées allumées pour faciliter le va-et-vient continu des infirmières qui assuraient les transfusions et la dialyse.

Tu n’es pas parti cette nuit. Et le lendemain c’était la fête de la musique.

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Dans les nuits qui suivaient, nous n’avons pas dormi beaucoup. Nous poursuivions, comme dans une bulle téléguidée, notre routine quotidienne entre la maison et l’hôpital, où nous te retrouvions sur ton lit, les joues gonflées par la cortisone, le ventre balonné par les médicaments, devenus ton unique aliment, les membres amaigris, la langue sortie de ta bouche, et toujours sans aucune activité cérébrale. Pour la première fois, nous avons dû annoncer à ta grande soeur que, finalement, tu ne reviendrais peut-être pas.

Et puis, un beau matin, dans les derniers jours de juin, ton incroyable envie de vivre a repris le dessus et le tracé de l’EEG a remontré une activité hesitante. Nous nous sommes pudiquement détournés des regards du personnel soignant et avons pleuré pour la deuxième fois. Cette fois-ci de joie, d’épuisement et de fierté de ta volonté inépuisable de te battre. Quelque chose nous disait que cet instant allait marquer la fin de la descente aux enfers.

Et puis, dans les jours qui suivaient, ton cerveau s’est progressivement remis en route et quelques jours plus tard, tu as réouvert les yeux pour la première fois après six semaines.

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Quand les médecins se sont succédés dans ta chambre pour constater de leurs propres yeux que tu étais de retour parmi les vivants, nous avons commencé à mesurer l’envergure de ton exploit. Et de ta chance. Et de la nôtre.

Tu as réappris à respirer tout seul et le 6 juillet nous avons pu retirer l’assistance respiratoire. On nous demandait si tu savais suivre du regard, et tu suivais du regard. On nous demandait si tu savais lever les bras, et tu levais les bras. On nous demandait si tu savais avaler tout seul, et tu avalais. On nous demandait si tu parlais, mais tu ne parlais pas.

Quelques jours plus tard, nous avons quitté la réanimation pour les soins continus et, début août, tu as été transféré au service neurologique. Avec un moral d’acier, tu as subi d’innombrables échanges plasmatiques, perfusions, transfusions, IRM, EEG, prises de sangs et autres ponctions lombaires.

De plus en plus souvent, tu as pu revenir à la maison pour quelques heures, redécouvrir ta chambre, tes jouets et faire de courtes balades en famille. Nous sommes partis voir la mer et pendant de brefs instants nous oubliions même les semaines que nous venions de vivre et les épreuves qui nous attendaient.

Peu à peu, tu as réappris à boire et à manger, à tenir un crayon et à différencier jour et nuit et grâce à ton insatiable besoin d’avancer, tu as rapidement décidé de repousser ton déambulateur pour marcher de tes propres forces, aussi loin que tes jambes amaigries étaient capables de te porter. Et quand tu te tombais, tu refusais toute aide pour te relever. Tu as affronté les épreuves les plus épuisantes avec patience, dans la bonne humeur et ton sourire rayonnant, que même la maladie la plus odieuse n’a pas réussi à t‘enlever.

Dans une belle journée de septembre, tu as quitté l’hôpital, affaibli mais debout sur tes propres pieds, pour entamer le long chemin de ta rééducation.

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Aujourd’hui, nous ne sommes qu’au point de départ d’une nouvelle épreuve. Les crises épileptiques ayant repris peu de temps après ta sortie d’hôpital, elle s’annonce longue, épuisante, parsemée de revers et peut-être insurmontable, mais nous avons voulu partager ton histoire. Parce que cela fait du bien de ne plus être seuls à devoir la porter. Et parce que nous avons tous tant à apprendre de ton incroyable joie de vivre.

Et un jour, sans doute, tu sauras lire ce texte et nous revivrons ensemble cet été 2017 qui nous a été volé.

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